jeudi 30 mai 2019

Le silence des photos (8): 15 août 1953




Une photo réussie est une photo qui raconte à chacun une histoire, peut être une histoire différente pour chacun. Il y a quelques jours, nous vous invitions à écrire ce que vous disent les photos. Voici un  texte signé Jeanette Lévi. Vous aussi, envoyez nous vos contributions.


15 août 1953
Photo fournie par Jeanette Lévi
C’était un dimanche, nous  l’attendions ce jour de fête à Grézian qui célébrait Saint-Just et Saint-Pasteur, pas de course cycliste cet été-là, seulement un bal. 
Cette fête faisait partie de nos réjouissances durant les grandes vacances, à laquelle il faut ajouter le passage du tour de France et le feu d’artifice de Cadéac.
Grandette, ce 15 août, j’ai eu la permission d’aller danser à Grézian en compagnie d’une copine, à condition d’être rentrée à… ?

Obéissante, à mon retour  j’ai retrouvé Maman avec ma petite sœur dans ses bras, bavardant devant le monument aux morts d’Ancizan avec deux autres femmes.
Toutes trois, voyant l’état du ciel, elles ont décidé de regagner leur maison. Peu de temps après, maman et moi avons entendu un grand vent. Je jouais avec ma petite sœur quand j’ai eu l’idée de regarder par la fenêtre, la table en bois sur laquelle maman frottait la lessive avançait dans un courant de boue.
Et là, panique, j’ai pris ma petite sœur et je suis montée à l’étage rejoindre maman qui venait de s’approvisionner, un paquet de vermicelle à la main. La boue arrivait dans l’entrée.
Maman, ma petite sœur et moi étions dans l’embrasure de la fenêtre, située au-dessus du four à pain. De cet endroit, Bertrand mon frère cadet était en vue. Abrité sous le porche de l’église, il criait « sortez, la maison va vous tomber dessus ». Nous avions en tête les deux absents. Papa, alerté alors qu’il jouait à la manille au café de la Coustète, apparaît sur la place du lavoir. Ouf! Soulagé de nous savoir sauvées, il répond très vite aux cris de maman, concernant l’absence de mon petit frère Henri.  « Ne t’inquiète pas, a-t-il dit, Henri est avec moi ». Nous six, avons eu de la chance. 

 L’inquiétude, portée au paroxysme, était au rendez-vous cette soirée-là. « La catastrophe » était présente. C’était l’heure du bilan. Où étaient les absents ? Plusieurs ont été secourus, réfugiés à l’étage, notre petite couturière roulant dans la boue à l’extérieur de sa maison, et puis la terrible découverte de ceux qui n’ont pu se protéger.
 Ce soir-là, nos parents et leurs quatre enfants ont été hébergés par la famille Galicia. La quinzaine suivante nous l’avons passée chez mon oncle et ma tante. L’accès à leur maison se faisait par une échelle dressée dans une venelle. En attendant que la nôtre, faiblement atteinte, soit logeable, nos parents ont confié pour quelques jours leurs deux fils Bertrand et Henri à des amis de la périphérie tarbaise.                                                                                                                                                                                       
UNE CATASTROPHE SANS PRECEDENT, (titrait un quotidien), s’est abattue le 15 août sur le petit village d’Ancizan, près d’Arreau, 6 morts, 15 maisons et granges détruites. « Les habitants qui n’ont pu rejoindre leur demeure ont été recueillis par la laborieuse et secourable population que la catastrophe n’avait pas atteinte. »  Suite à un orage d’une rare violence, un torrent de boue charriant arbres et rochers a dévalé « vers la paisible cité, en suivant le cours d’un petit ruisseau, le Merlé, qui fut bien incapable de canaliser cette masse. »  
Puis ce triste évènement a resurgi des mémoires. Ces Ancizanais présents ou absents ce soir-là ont dit leurs souvenirs. Un malheur pour cette famille qui n’a plus rien, mais une grande chance due à un accouchement (hors de la maison) qui l’a rassemblée dans une clinique tarbaise.
Michel militaire au 1er régiment de hussards parachutistes à Tarbes témoigne. Pendant les grandes grèves de Toulouse, en ce dimanche 16 août 53 il faisait partie du piquet d’alerte. Tout à coup, changement de mission, il faut rendre l’armement, et percevoir des pelles. Chacun s’interroge. Une vingtaine de militaires partent à Ancizan pour porter secours. 
« Les corps mutilés des victimes ont été dégagés après dix-huit heures d’efforts par les sauveteurs auxquels se sont joints 300 parachutistes de Tarbes, et des bulldozers travaillant sur des chantiers de haute montagne » écrit un journaliste.
 Michel et ses compagnons restent quelques jours, dorment sur la paille sous la halle, les cadavres de la famille d’Espagnols ne sont pas loin d’eux. Ces soldats avaient à disposition des barriques de vin. Michel se souvient avec gourmandise de la confiture de myrtilles offerte par une ou deux femmes du village. 
L’accueil n’est pas partout le même. Michel évoque l’intervention, en 1947, de son frère, militaire au 35e régiment d’Artillerie Parachutiste, lors des incendies en Gironde. Certains paysans leur faisaient payer l’eau qu’ils demandaient. L’incendie étant aussi important au sol (une épaisseur de 50 à 80 cm d’aiguilles de pin) que dans les arbres a fait plusieurs victimes.
Sont encore présents dans ma mémoire, la vue des cadavres (celui de François Porte et ceux d’une famille espagnole venue en villégiature), l’odeur de la boue, l’enterrement des victimes, la présence de l’armée, les coups de pelle mécanique qui faisaient basculer les murs des maisons inondées, pour l’une, accompagnés des cris de la propriétaire âgée criant en patois «  la mia mailhdou !» (ma maison !). Et m’a longtemps gagnée cette panique dès que le premier éclair zébrait le ciel ou le lointain coup de tonnerre entendu nuitamment. Des cousins parisiens se moquent encore de moi, dix ans après cette randonnée, lorsqu’un premier signe d’orage s’est fait sentir au lac d’Arou, je les ai fait descendre en courant pour rejoindre la Hourquette. Il en a été de même en 86 pour une descente de Barroude.
Encore maintenant, après toutes ces décennies, les images du même ordre que nous donne à voir la télévision me replongent dans ce terrible épisode. Aux premières notes du Tango bleu, chanson sur les ondes cet été-là, je revis ces semaines  avec forte émotion…
Le village de mon enfance est amputé. Mon espoir ? avoir le regard sur une photo du quartier disparu…
« Faisons de l'heure qui fuit
Un rêve qui vivra toujours » (Le tango bleu)
Jeanette Lévi

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